Ce chapitre est extrait du Livre Yoff territoire assiegé de Richard Dumez avec la collaboration de Moustapha kâ. Le livre est consultable sur le site l'Unesco.
Le peuplement lébou de la presqu'île du Cap-Vert est le résultat de vagues de migrations aux XVe et XVIe siècles. Avant leur installation dans l'ouest de l'actuel Sénégal, un long périple aurait mené les Lébou de l'Afrique orientale en Afrique occidentale à travers le nord du continent. Deux sources d'information sont offertes pour tenter de retracer leur itinéraire. La transmission orale permet d'obtenir de nombreux renseignements pour les périodes les plus récentes. Les travaux de chercheurs tels que C. A. Diop, T. Gostynski, G. Balandier et P. Mercier, F. Brigaud permettent quant à eux de remonter plus loin dans le temps.
Diop et Gostynski5 sont à l'origine de recherches qui touchent aux origines les plus lointaines des Lébou. Ils se sont penchés sur les traditions orales et sur des documents écrits pour les migrations les plus récentes. Pour les faits anciens, leurs principaux matériels d'études furent des sources écrites égyptiennes anciennes, des documents iconographiques et des données anthropométriques. Enfin, leurs analyses ont porté sur la langue des Lébou, sa terminologie géographique, toponymes et ethnonymes. Les résultats proposés par Diop et Gostynski restent des hypothèses. Seules les étapes faisant suite au passage par la région du fleuve Sénégal sont avérées bien que non datées avec précision6. Les données recueillies au cours de mes entretiens et celles contenues dans la littérature m'ont permis de proposer un itinéraire pour ce périple. Les cartes présentées (pages suivantes) n'ont qu'une valeur indicative destinée à se faire une idée sur les origines des Lébou. Commencé il y a plus de 7 000 ans, ce périple à travers le nord de l'Afrique se fit en plusieurs étapes.
Ainsi, à maintes reprises, soit les Lébou furent chassés, soit ils durent partir pour ne pas être dominés. On les dit réfractaires à toute "colonisation" culturelle7, contre toute domination politique. Ils constituent un peuple ayant une forte valeur identitaire.
Avant l'arrivée des Lébou dans la presqu'île du Cap-Vert, “six migrations se sont succédées”. “La première, celle des Foundioule, se déroula de l'an 800 à 850 et la dernière fut celle des Socé”9. Les Lébou arrivèrent par petits groupes, s'établirent progressivement, d'abord à des endroits distants des zones occupées par les Socé, puis un peu partout dans la presqu'île10. “Arrivés en 1430, il y avait le royaume Socé qui existait au-delà de Toubab Dialaw jusqu'à Ngor. À l'époque, il existait des républiques socé dans la presqu'île avec à leur tête Malang Tamba, Dialla Diaw, Guitigui Marone, Nak Diombelle qui [vivaient] en 1470. La guerre qui s'ensuivit [fut] sanglante et elle conduisit à la fuite des Socé vers la Gambie.”11 Ce conflit s'acheva à la fin du XVe siècle avec la mort des chefs socé. Les Lebou quittèrent l'Empire du Djolof12 en train de se disloquer et progressivement s'installèrent dans l'ensemble de la presqu'île du Cap-Vert. La suzeraineté sur cette région est à l'époque revendiquée par les Damel, souverains du nouveau royaume du Cayor né avec la disparition de l'Empire du Djolof. La première organisation sociale connue des Lébou fonctionnait avant leur installation dans la presqu'île du Cap-Vert et reposait sur l'élection de lamane. Ces derniers étaient les propriétaires de la terre et avaient le statut de chef de village (qui en fait devait souvent se résumer au statut de chef de famille). Petit à petit, par besoin de sécurité et d'une meilleure organisation, de nouvelles structures se mirent en place.
À la tête de la communauté, on trouve donc le djaraf qui remplit un rôle équivalent à celui d'un chef de “gouvernement”. À ses côtés, le ndeye ji rew a un quasi statut de ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères. C. T. Mbengue le qualifie “d'ambassadeur et médiateur pour les divers États fédérés lébou”. Enfin, le saltigué apparaît comme un ministre de la Défense, chargé de la terre, de l'eau et de la collectivité de la communauté. Le ministère des Cultes lui est aussi dévolu : il doit s'assurer que les récoltes et la pêche seront bonnes en apaisant le totem qui est attaché au village. Ces trois personnages sont assistés par des assemblées : le jambour et l'assemblée des frey (ou frai). Le premier, ou conseil des anciens, se compose de résidents “authentiques” et “hautement expérimentés”15 et est présidé par le ndeye ji jambour. De leur côté, les frey regroupent les personnes qualifiées de “jeunes”, c'est-à-dire les hommes âgés de cinquante-cinq ans environ. Ils constituent une sorte de police chargée du maintien de l'ordre et de l'exécution des décisions du jambour.
C'est à ce même jambour que revient d'élire le djaraf, le ndeye ji rew et le saltigué. Les titulaires de ces fonctions doivent nécessairement appartenir à des khêt (lignées) différents, appartenance déterminée par l'ascendance matrilinéaire. Cette mesure découle de l'intention déclarée d'éviter que tous les pouvoirs puissent être concentrés entre les mains d'une seule famille, ce qui équivaudrait à un régime monarchique. Le partage des responsabilités politico-administratives repose donc sur la division de la société en plusieurs khêt. Le choix d'un responsable, à l'intérieur d'une branche familiale, n'est normalement guidé que par les qualités morales des candidats. Cependant, après le décès d'un responsable qui n'avait pas démérité, le choix se portait sur son fils aîné ou sur l'un de ses proches parents, s'il n'avait pas de fils. Le sentiment d'indépendance très fort des Lébou finit par se traduire par la création d'une quasi-république. Celle-ci naît à la fin de la deuxième moitié du XIXe siècle lorsque s'arrête le conflit avec le Cayor. Les maîtres successifs de cet État, les Damel, considéraient que les terres de la presqu'île du Cap-Vert relevaient de leur suzeraineté et ils n'avaient donc de cesse de harceler les Lébou pour qu'ils leur paient un impôt. Commencée dès le début du XVIIIe siècle, cette confrontation fut marquée par les batailles de Pikine (début du XVIIIe s.) et de Bargny (fin du XVIIIe s.) qui impliquèrent l'ensemble des Lébou de la presqu'île, et par la bataille contre Diambour, le lieutenant d'un Damel, qui ne concerna que le village de Yoff (début du XIXe s.)18. Au sein de la presqu'île, alors que l'Islam progressait parmi les Lébou, un besoin d'unité encore plus fort se fit ressentir. La fonction de sérigne ndakarou fut créée en 1790. À l'origine purement religieuse, elle consistait à rendre la justice selon le Livre saint, le Coran19. Le premier à en assumer la charge fut Dial Diop, un émigrant musulman. D'après Cheikh Anta Diop, “ce sont les Diop qui ont islamisé les Lébou et qui ont constitué ce gouvernement qui est une monarchie théocratique, identique à tous points de vue à celle fondée sur le fleuve Sénégal par les Toucouleur en 1776... Elle est théocratique et musulmane en ce sens que seul le code en vigueur est le Coran...”20. Sous l'impulsion du même Dial Diop, le volet religieux de la fonction fut bientôt confié à un grand imam, le sérigne ndakarou s'affirmant comme le chef d'une “République lébou”21. Cet État, indépendant, fut reconnu par le Cayor et les habitants de l'île de Gorée (c'est-à-dire des colons français). Malgré tout, chaque village pouvait continuer à élire des responsables pour la gestion de ses propres affaires. Ainsi, jusqu'à aujourd'hui, le village de Yoff conserve une structure socio-politique traditionnelle avec un djaraf à sa tête.
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